Cheikhna Aliou DIAGANA

Journée internationale des enfants-soldats : les romanciers africains témoignent

Sans verser dans un pessimisme profond qui peut être celui d’un stephen Smith dans Négrologie, il faudra reconnaître une banalisation de la violence politique dans l’Afrique postcoloniale. L’une des caractéristiques de cette violence atavique aux violences passées que le continent a connues, selon les mots de l’historien camerounais Achille Mbembé, est qu’elle trouve en son sein des adolescents et des enfants-soldats. Lesquels endossent concomitamment le statut ambivalent de victime et d’agent de guerre. De Ken Saro-Wiwa à Uzondinma Iweala en passant par Emmanuel Dongala, Ahmadou Kourouma ou encore Léonora Miano, Chris Abani, Chimamanda Adichie Ngozi, les auteurs africains dénoncent la guerre et l’implication des enfants. Le Bruit du Monde se place du point de vue de Kourouma et de Dongala pour raconter cette enfance en détresse.

CREDIT: UNICEF.FR
CREDIT: UNICEF.FR

Pourquoi Ces enfants s’engagent-ils ? : Kourouma vilipende les structures sociales et étatiques

Dans Allah n’est pas obligé, nous est dépeint les tribulations de Birahima, héros narrateur, dans les guerres libérienne et sierra-léonaise dans lesquelles l’ont entraîné Yacouba, le féticheur cupide et multiplicateur de billets. A la mort de sa mère, Birahima décide d’aller chercher sa tante au Liberia afin de lui assurer son « riz avec viande et sauce graine » (p36). De Charybde en Scylla, ils braveront de nombreux obstacles avant d’apprendre la mort de la tante une fois qu’ils ont retrouvé les traces de cette dernière. La montagne aura accouché d’une souris et tous les efforts de Birahima auront été vains. Le mât de cocagne que lui promet Yacouba( représentant l’adulte bourreau) se mue en cycle infernal de violence perpétrée par les adolescents qu’il rencontrera dans les nombreux camps où il sera tour à tour hébergé. Il comprendra de lui-même que la rétribution matérielle que lui a promise Yacouba est un leurre et qu’il devra plus se battre encore pour s’en sortir de l’ornière que s’il était resté au village même en tant qu’orphelin. Sa familiarité avec les camps qui le reçoivent et l’hébergent lui fait comprendre que la vie de l’enfant-soldat ressemble plus souvent au cauchemar qu’au rêve. Ce qui lui fait ironiquement dire ses propos pleins de sens : « L’enfant-soldat est le personnage le plus célèbre de cette fin du vingtième siècle. Quand un soldat enfant meurt, on doit donc dire son oraison funèbre, c’est-à-dire comment il a pu dans ce grand foutu monde devenir un enfant-soldat. » (p94).
Dans la prononciation de ces oraisons funèbres en l’honneur de ses célèbres enfants-soldats, Kourouma, par le truchement de Birahima, nous fournit les raisons qui les conduisent à s’engager dans ces guerres. Sosso tue son père en réaction des violences que ce dernier infligeait à sa mère. Pour échapper à la justice sociale, il fuit le village et n’a d’autre choix que de s’engager : « Quand on n’a pas de père, de mère, de frère, de sœur, de tante, d’oncle, quand on n’a pas de rien du tout (sic), le mieux est de devenir un enfant-soldat. Les enfants-soldats, c’est pour ceux qui n’ont rien à foutre sur la terre et sous le ciel d’Allah. » (p125). Kik l’a fait pour se venger de la morte de ses parents. Sékou, faute de pouvoir aller à l’école à cause de la situation financière difficile de sa mère, fait une fugue à Ouagadougou avant de retrouver le maquis libérien. Quant à Sarah, c’est pour ne pas « crever de faim » (p95) qu’elle décide de devenir enfant-soldat après que l’orphelinat dans lequel elle vivait a été détruit par les rebelles. Les enfants dont Birahima fait l’oraison funèbre sont tous des victimes directes ou indirectes de leurs sociétés respectives. Les groupements armés se substituent en asile pour ces enfants victimes des structures sociales, notamment la famille, et étatiques (l’école moderne). Ceci est révélateur d’un Birahima insolent et parlant si mal le français. Parce que n’ayant reçu aucune formation de base, ni moderne ni traditionnelle. Il ne s’agit pas pour Kourouma de faire revivre le substrat culturel malinké à travers l’oralité qui caractérise ses autres œuvres mais de dénoncer à travers le « français pourri » de Birahima une société aux abois et en perte de repères.

Dongala et la perspective manichéenne : un Afropessimisme ?

Si Birahima a été forcé par sa situation économique et par Yacouba à devenir enfant-soldat, Johnny Chien Méchant, du roman éponyme d’Emmanuel Dongala s’engage dans la milice par pure naïveté, enchanté par le discours « tribaliste » d’un « intellectuel ». Ce sont les « gros mots » de l’intellectuel qui le captivent. Pas le discours et la propagande des politiques qui montent les uns contre les autres. Puisque sortant lui-même avec Lovelita, appartenant appartenant à un autre groupe ethnique.

Il fallait plus que la sacro-sainte tribu pour me faire suivre aveuglément un homme politique. Et puis soudain tout avait basculé quand il avait dit qu’il était docteur en quelque chose, professeur dans une université quelque part. Là, j’avais vraiment prêté attention. C’est un intellectuel ! Dans notre pays, tout le monde en particulier les jeunes, admirait les politiciens, les militaires, les musiciens, et les footballeurs, bref, tout sauf les intellectuels, surtout pas les professeurs. Moi, je les respectais. Ils avaient des gros diplômes et parlaient un gros français, ils étaient plus intelligents que les politiciens, parce qu’ils avaient lu beaucoup de livres sur la politologie, la polémologie, la pharmacologie, la phrénologie, et la phénoménologie, la topologie, la géologie et là j’en passe car je n’ai cité que les disciplines dont j’ai entendu parler et je suis sûr qu’ils avaient lu des bouquins dans des disciplines dont je n’ai jamais entendu parler (Johnny : 105).
Moins naïf que Birahima, il comprenait trop bien les enjeux de la guerre civile dans son pays. En enfant-soldat délinquant, tuant, pillant et violant avec un malin plaisir, il rappelait ces mots pleins de sens.
Lorsque les combats avaient commencé, nous on savait seulement que, comme d’habitude, deux leaders politiques se battaient pour le pouvoir après des élections que l’un disait truquées et l’autre disait démocratiques et transparentes. Nous on s’en foutait puisque nous connaissions la nature des hommes politiques de chez nous. Tous des sorciers. Ils arrivaient à vous saouler avec des paroles plus sucrées que du vin de palme fraîchement récolté et pendant que vous vous laissiez bercer par le ronron de ces belles paroles, ils avaient vite fait de grimper sur votre dos pour atteindre le mât de cocagne qu’ils convoitaient et une fois là-haut, riches et bien gavés, ils vous pétaient dessus(100-101).

Donc Johnny la brute, guidé par Thanatos fait régner la terreur avec son kalachnikov qui atteint plus Laokolé, l’adolescente victime et co-narratrice du roman de Dongala. Ironiquement, la guerre de Johnny et de sa bande happe cette jeune fille le jour même où elle devrait passer son examen de baccalauréat. Dans sa folle fuite, avec sa mère cul-de jatte et son frère Fofo, elle devient aussitôt adulte en subissant de plein fouet les folies d’un Johnny sous l’emprise du haschich et des drogues dures.

A la fin du roman, les deux protagonistes, vont se rencontrer après la mort des êtres chers de Laokolé (Sa mère, sa tante et son frère) par la faute de Johnny et de ses affidés. Laokolé va surprendre Johnny en le frappant par une Bible (Justice divine ?) puis, en signe d’apothéose, lui écrabouiller ses organes génitaux qui ont humilié tant de femmes. Souffrances qui enverront le caïd Johnny ad patres, dépouillant par la même occasion Laokolé de son statut de victime. Aurait-elle été contaminé par le trop plein de  violence qui l’entourait ?

 

 

 


Affaire Biram Ould Abeid et compagnons : «Un procès vidé de son sens et entaché d’irrégularités»

Le collectif d’avocats chargés de la défense des antiesclavagistes d’IRA, condamnés à 2 ans de prison, a tenu vendredi 16 janvier 2015 un point de presse au siège du FONADH. Il s’agissait d’édifier l’opinion sur les dessous d’un procès controversé qui s’est achevé jeudi 15 janvier dernier par le prononcé du verdict après deux semaines de délibéré. Les avocats considèrent que le procès a été vidé de son sens juridique, se résumant en une succession d’irrégularités. Ils ont décidé de faire Appel au jugement.

Crédit: jeuneafrique.com
Crédit: jeuneafrique.com

Le siège du FONADH (Forum national des droits de l’Homme) a abrité vendredi 16 janvier 2015 une conférence de presse animée par le collectif des avocats chargés de la défense des détenus du mouvement antiesclavagiste IRA (Initiative de résurgence du mouvement abolitionniste en Mauritanie). Cette conférence, survenue au lendemain du prononcé du verdict qui a condamné le président d’IRA, Birame Dah Abeid, et son adjoint Brahim Ould Bilal, ainsi que le président de l’ONG Kawtal, Djiby Sow, fut l’occasion pour Me Brahim Ould Ebetty et Me Yarba Ould Mohamed Saleh de revenir sur un procès que l’opinion mauritanienne a accueillie d’une manière mitigée.

Selon Me Brahim Ould Ebetty, le verdict ne s’est basé sur aucun des chefs d’accusation retenus pour ce procès, et sur lesquels se sont développés l’intervention des accusés, les plaidoyers des avocats et le réquisitoire du Parquet, à savoir attroupement, incitation à l’attroupement, opposition à la force publique et direction d’une organisation non reconnue. «Le juge a tout laissé tomber, sans requalification des faits, préférant sortir un chef d’inculpation inattendu, rébellion et non respect dû à la force publique» soulignera Me Ebetty qui relève que l’article 193 sur lequel le juge s’est appuyé ne comporte d’ailleurs pas de telles dispositions. La défense a démontré selon lui que les militants avaient pris part à une caravane pacifique contre l’esclavage agricole et qu’ils ont été stoppés après trois jours à la porte de Rosso, empêchés par les forces de l’ordre de poursuivre leur chemin. Il dénoncera aussi le fait que le Président de la République et le Ministre de la Justice se soient prononcés publiquement sur un dossier jugé et en instance de délibération. Une telle immixtion de l’exécutif pourrait, selon lui, avoir influé sur le cours du jugement. Le verdict lâché en moins de deux minutes, ce jeudi 15 janvier, a surpris plus d’un, selon Me Ebetty qui considère que les faits reprochés à ses clients ne correspondaient nullement à la réalité. «Et ils ont prix le maximum, alors que les faits brandis en leur encontre ne mérite même pas une interpellation » a-t-il précisé. Finalement, l’avocat trouve que le procès a été plus politique que judiciaire, relevant l’irrégularité du transfert des prévenus à Aleg.

Cet aspect, et le cas Djiby Sow, constituent d’ailleurs pour Me Yarba, l’une des entorses qui ont entachés les procédures. Selon lui, l’emprisonnement de Djiby Sow est illégal aux yeux de la loi, dans la mesure où le juge a omis de déclarer dans le libellé du verdict qu’il émet un mandat de dépôt contre lui, car au moment de la sentence, Djiby Sow était en liberté conditionnelle. Selon l’avocat, le procès des militants d’IRA a souffert au moins de quatre irrégularités. Il considère que le juge est passé complètement à côté de la plaque dans la mesure où d’après lui la sentence n’a pas reflété les débats qui ont émaillé les sept jours de procès. Ensuite, il n’aurait pas pris en compte le consensus national autour de la question de l’esclavage et ses dérivés, s’inscrivant dans une courbe tout à fait opposé à ce consensus. Ensuite, Me Yarba considère que le président de la cour a vidé de son sens l’article 193 sur la base duquel il a appuyé son verdict. Et de relever une entorse sémantique qui fait que la version arabe de cette disposition du Code pénal fausse l’esprit de la version française qui lui a servi de base. Le mot rébellion contenu dans l’article 193 et la notion de manquement à l’autorité auraient été mal traduits en arabe qui parle de «Entihak houroumat » qui n’aurait pas le même sens. Enfin, Me Yarba trouve que le transfert des prisonniers à Aleg est une violation de la loi dans la mesure où ils doivent rester en tant que prévenus, à la disposition de leur juge naturel (la Cour d’Appel de Nouakchott) et dans la limite de sa sphère territoriale. «Sans base juridique pour expliquer ce transfert, l’option d’une décision politique reste la seule envisageable » conclura-t-il. Il s’agirait ainsi d’éloigner les prisonniers des grands centres urbains comme Nouakchott ou de leur lieu de naissance (Rosso), tout en les coupant de leurs proches, de leurs sympathisants et de leurs avocats. A ce jour, le collectif de défense affirme n’avoir eu aucun contact avec ses clients depuis leur transfert à la prison d’Aleg, ne serait-ce que pour s’enquérir de leurs conditions de détention et leur situation sanitaire.

Après cette parodie de justice, selon la qualification faite par les partisans d’IRA, les avocats ont décidé de faire Appel et n’attendent que le cross du jugement pour entamer les démarches. Ils espèrent entre temps pouvoir obtenir une liberté provisoire pour les détenus.
Enfin, Boubacar Ould Messaoud, président de SOS Esclaves a relevé une curieuse coïncidence. Il trouve bizarre que les militants d’IRA soient condamnés exactement à la même peine (peine maximum) que celle qui a été infligée à Ould Hassine, dont ils ont contribué à l’arrestation et qui fut condamné en 2012, à 2 ans d’emprisonnement (peine minimum) pour pratiques esclavagistes sur les frères Yarg et Saïd. «Ould Hassine ne fera d’ailleurs que quatre mois en prison, précisera-t-il, avant de sortir en liberté provisoire dont il jouit depuis deux ans».

Cheikh Aidara


Mauritanie : un jeune ingénieur maure condamné à mort pour apostasie

Mohamed Cheikh Ould Mohamed Mkheitir, un jeune ingénieur de la caste des Maalemines (forgerons), vient d’être condamné à mort, ce jeudi 25 décembre 2014, pour apostasie. La justice, sous la pression d’une partie de la population, lui reproche d’avoir blasphémé sur le Prophète de l’islam. Faits qu’il nient en bloc depuis le 3 janvier 2013, date à laquelle, il a été détenu. Rappelons que la peine de mort n’est pas appliquée en Mauritanie depuis 1987.

mohamed_cheikh_ould_mohamedPour avoir dénoncé le système inique des castes dans la société maure qui relègue les gens de sa caste, « les forgerons », au bas de l’échelle sociale, à la lumière des enseignements du Prophète Mohammed qui auraient pu, sources à l’appui, l’inspirer, Mohamed Ould Mkheitir vient d’être condamné à mort pour apostasie. La justice lui reproche d’avoir tenu des propos blasphématoires à l’égard du prophète de l’islam. Ce qui est synonyme d’avoir renié à sa foi et passible de condamnation à mort dans une République islamique, sauf que le jeune Ould Mkheitir n’a fait que reprendre des faits historiques avérés, sources religieuses à l’appui, pour étayer son argumentaire sur la marginalisation de sa caste considérée comme des parias dans une société maure fortement et injustement hiérarchisée.
Des défilés et des marches ont été organisés à Nouakchott et à Nouadhibou (théâtre du procès et des faits) ponctués par des Allahou Akbar ( Dieu est grand !) pour l’expression de joie de manifestants dont la plupart n’ont peut-être jamais lu le texte ou ont reçu l’information déformée. Une foule fanatisée victime du silence coupable des oulémas (savants religieux) du pays vient de parader l’assassinat d’un être humain et d’un musulman. Elle vient de fêter un verdict d’opérette. Elle vient d’infliger une gifle à l’esprit de l’islam. Elle vient de fêter une injuste condamnation à mort, pire, elle vient de condamner les idées de quelqu’un qui aurait pu faire avancer le débat sur ces questions sociales inégalitaires que la société maure, l’élite maure entretiennent depuis toujours, au lieu de les regarder en chiens de faïence. Elle vient de clouer au pilori un brave jeune homme qui a osé toucher du doigt un mal à éradiquer. Elle vient de fouler la liberté fondamentale d’expression en condamnant à mort un innocent non, au nom de la religion mais au nom d’un système féodal qui perpétue les inégalités. Elle a surtout failli aux enseignements du Coran et du Prophète parce que l’accusé a, dans une réponse à ses contempteurs, témoigné son profond respect pour le prophète de l’islam et s’est même repenti pour ceux qui n’auraient, consciemment ou inconsciemment, pas compris le fond de son article. Une pétition vient d’être rédigée par la société civile pour protestations.


Algérie : le salafiste Hamadache lance une fatwa pour la mort de l’écrivain Kamel Daoud

Crédit : Algérie-Focus.com
Crédit : Algérie-Focus.com

Dans sa page Facebook, le salafiste Abdelfetah Hamadache, écrit que le lauréat du Prix des cinq continents est un « mécréant » qui a manqué de respect à « Allah et au Coran ». Il poursuit que l’écrivain est un « apostat »  que le gouvernement algérien devrait « tuer publiquement contre sa guerre contre l’islam ».
Les réactions ne se sont pas fait attendre avec le lancement d’une pétition contrecarrant la fatwa et appelant au ministère de la Justice à poursuivre l’ « autoproclamé chef salafiste algérien » Hamadache pour incitation à la violence et au meurtre.

« Au regard de la démission de l’Etat algérien face aux aventuriers pseudoreligieux qui distillent la haine comme cela s’est passé à Ghardaïa et ailleurs, cette dérive n’est pas surprenante. Pire, elle était prévisible et en appellera d’autres dans un climat d’intolérance » indique le texte qui demande aux ministres de la Justice et de l’Intérieur d’enclencher  » des poursuites contre ces appels aux meurtres qui nous rappellent les pires moments de l’Algérie face au GIA » (Groupe islamique armé). »
Quant à Kamel Daoud, on peut lire sur sa page Facebook, sa réponse au chef salafiste qui sonne comme un mépris l’égard de son mouvement qui doit être puni.


La Francophonie dit enfin au revoir à Abdou Diouf

Entre les blagues du comédien franco-canadien Boukar Diouf, les piques de Mamane aux présidents africains, les coups de Djembé de Pape et Cheikh et les émotions qui inondaient les intermèdes discursives, le Musée du Quai Branly et la Francophonie rendent hommage à Abdou Diouf.

Crédit : presidence.gouv.mg
Crédit : presidence.gouv.mg

Ce 12 décembre, dans la salle de théâtre Claude Levis Strauss du Musée du Quai Branly, la fête et les hommages étaient à leur comble. La Francophonie, les proches de Diouf, ceux qui l’ont accompagné pendant ses deux mandats ont décidé de lui faire un dernier au revoir. Entre une fête aux rythmes du Groupe sénégalais Pape et Cheikh, invités pour la circonstance, les envolées humoristiques des comédiens Boukar Diouf et Mamane et le trop plein d’émotion qui débordait à travers les trémolos des discoureurs, l’ambiance était difficile à décrire. Il a été question des Douze dernières années que le Président Diouf a passé à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie. Tous les intervenants, à l’unisson, était d’accord que le travail abattu par le secrétaire général était titanesque à tous points de vue. Entre autres qualités grandioses lui ont été reconnues, à savoir le sérieux, l’humilité, l’attention, qui ont ému plus d’un dans la salle et banalisé les standings ovation pour celui tire sa révérence la tête haute.


Mauritanie : 28 novembre, jour de deuil et de recueillement

Le 28 novembre 1990, dans une caserne officielle de l’armée mauritanienne, 28 militaires noirs d’origine peule furent tirés au sort et pendus à Inal pour les festivités de la trentième année d’indépendance du pays. Depuis ce jour lugubre, une mémoire parallèle est née et fera à jamais de l’ombre sur « l’indépendance ». Un des rescapés de ces prisons mouroirs, Mahamadou Sy, nous relate les faits dans son récit testimonial, L’enfer d’Inal. Le Bruit du Monde vous propose un extrait éloquent de cette tragédie.

21 des 28 pendus d'Inal. Crédit : DR
21 des 28 pendus d’Inal. Crédit : DR

« Le 27 dans l’après-midi, des prisonniers sont choisis dans les hangars et sont marqués d’une croix avec un feutre bleu. Plus tard, ils se voient attribuer des numéros allant de un à vingt-huit par le caporal OuId Demba. Quelques gradés~ dont le capitaine Sidina~ sont là. L’un des prisonniers, un sous-officier de la marine, portant le numéro onze, demande pourquoi on leur a attribué des numéros. » C’est pour vous transférer ailleurs » lui répond le sergent-chef Jemal OuId Moïlid. Le sergent Diallo Sileye Beye dit à Jemal qu’il préfère rester avec ses amis les marins, étant lui-même un marin. TI est infirmier et a toujours occupé le poste de laborantin de la région, à cet effet, il est très connu dans la région aussi bien dans le milieu militaire que civil. Après une courte hésitation, Jemal dit de le retirer et de mettre quelqu’un d’autre à sa place. Un autre soldat est choisi, le deuxième classe Daillo Abdoul Beye, le petit frère du premier. Les prisonniers numérotés sont mis à l’écart. Ils s’attendent à embarquer dans un camion pour une destination inconnue. Nous sommes à la veille du trentième anniversaire de l’indépendance de notre pays. En temps normal, on devrait être en train de se préparer pour le défilé au flambeau et pour celui de demain matin. De notre côté, nous attendons sans trop y croire, une éventuelle intervention du président de la République pour au moins, être fixés sur les raisons officielles de notre présence ici. La Mauritanie aura trente ans demain, ce n’est pas un événement banal, nous sommes donc en droit d’espérer obtenir une solution favorable de la part de celui-là même qui est le principal responsable de nos malheurs. Alors que de leur côté nos tortionnaires nous préparent leur plus sale coup depuis la création de la Mauritanie.
Vers minuit, le groupe des prisonniers numérotés est placé devant le grand hangar, celui devant lequel j’ai été traîné par le camion. Khattra et d’autres soldats mettent en place des cordes, ils font un nœud avec l’un des bouts et passent l’autre par-dessus le rail qui sert de support à la toiture, à l’entrée du hangar. Les officiers de la base passent, discutent un peu avec Jemal OuId Moïlid puis s’en vont. Ce dernier s’approche du sergent-chef Diallo Abdoulaye Demba, le responsable de peloton du port de La Guerra, qui porte le numéro un et lui demande s’il désire quelque chose, comme il l’a vu faire dans les anciens films western. Diallo lui demande du tabac, on lui passe une tabatière, il aspire goulûment la fumée comme pour conserver avec lui un dernier souffle d’énergie. Deux soldats l’encadrent et le traînent vers l’une des cordes. Pendant que Khattra lui passe le nœud de la corde autour du cou, il tourne la tête vers le hangar comme pour solliciter de l’aide, la dernière image de la vie qu’il emportera avec lui sera ces sombres formes allongées ou assises étroitement ficelées et dont les yeux exorbités ne peuvent se détacher de lui. Avec l’aide d’un autre soldat, Khattra le hisse jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus terre. Ensuite il attache le deuxième bout au rail. D’autres prisonniers suivent. Khattra est particulièrement excité, ils le sont tous d’ailleurs, mais lui et Souleymane le sont encore plus. Non seulement, ils seront tous pendus mais tout le monde doit regarder jusqu’à la fin, les bourreaux y tiennent. Mais il ne faut surtout pas manifester sa désapprobation. Entre deux pendaisons, Khattra s’assoit sur un cadavre pour siroter son verre de thé ou au pied d’un pendu en récitant des versets de Coran. Il va d’un pendu à l’autre, achevant ceux qui tardent à mourir à coups de barre de fer, s’appliquant à porter les coups dans la région du cou. Pendant ce temps, Souleymane et les autres préparent les prochaines victimes tout en veillant à respecter l’ordre des numéros. Quand arrive le tour du numéro onze, Diallo Sileye Beye ne peut s’empêcher de pousser un cri. Il reçoit un violent coup de pied pour avoir osé perturber le déroulement de la cérémonie. Ses yeux ne se détachent plus de cet homme à qui on est en train de passer la corde au cou. Cet homme qui n’est autre que son petit frère, le matelot Diallo AbdouI Beye, qui cessera d’exister dans moins de trois minutes et que plus jamais il ne reverra. Abdoul Beye ne proteste même pas, il est hissé au bout de la corde sous le regard ahuri de son frère. Il n’y a pas de mots pour exprimer la douleur de Diallo Sileye Beye. Quand arrive le tour de Diallo Oumar Demba et son frère le soldat Diallo Ibrahima Demba, (le hasard a voulu qu’ils soient, tous les deux, sélectionnés pour les pendaisons et que leurs numéros se suivent, il ont toujours tenu à rester ensemble), chacun d’eux, ne voulant pas assister à la mort de l’autre, demande à passer en premier. Un tirage au sort organisé par les bourreaux les départage, Ibrahima Demba, l’aîné, passe le premier. Le soldat de première classe, Ndiaye Samba Oumar, le chauffeur qui conduisait le véhicule le jour de mon arrestation, fait partie du lot. Le deuxième classe Samba Coulibaly, un soldat de mon escadron, qui porte le numéro 28 ferme cette macabre liste.
Les pendaisons durent plus d’une heure. Après cela, tel des bêtes excitées par l’odeur du sang, le groupe de bourreaux, pris d’une euphorie collective, s’acharne sur les autres prisonniers et tape sur tout ce qui bouge. Conséquences de cette folie collective, cinq morts supplémentaires. Parmi eux, le soldat de première classe Ly Mamadou Ousmane, le seul spécialiste de l’arme antiaérienne de calibre 14,5 mm de toute la région militaire. C’est lui qui assurait les stages de formation sur cette arme là à tout le personnel, hommes de troupe, sous-officiers comme officiers. Il est né à Médina Fanaye et a grandi dans ma famille dans laquelle il est arrivé à l’âge de dix ans et ne nous a quitté que pour s’engager dans l’armée en décembre 1974. Quand je suis arrivé à La Guerra en 1982, il y était déjà et y restera avec moi jusqu’à son récent détachement à la base régionale pour former du personnel sur la 14,5 mm. Il lui est plusieurs fois arrivé de faire des déplacements à Boulanouar ou à Inal pour y donner des cours ou pour un dépannage. L’adjudant Diop Bocar BayaI, le responsable du magasin fouinier régional, fait aussi parti de ces cinq victimes. Ce sous-officier jovial s’entendait avec tout le monde, tous grades confondus.
La démence a été poussée jusqu’à symboliser la date du trentième anniversaire du pays par 28 pendaisons. Vingt-huit vies humaines sacrifiées sur l’autel de la bêtise humaine. Plus jamais cette date du 28 Novembre n’aura la même signification pour les Mauritaniens. Quand certains sortiront dans les rues des villes ou dans les campagnes brandissant fièrement les couleurs nationales sous les youyous des Mauritaniennes, pour d’autres, ce sera un jour de deuil et de recueillement à la mémoire de ces 28 militaires pendus. Il fut un temps où, tout jeune, avec mes amis maures Seyid Ould Ghaïlani, Mohamed Ould Yaghla, Zeïne QuId Abidine et d’autres, je courrais très tôt à travers les rues de la capital, à l’occasion de cette tète nationale, pour voir défiler cette armée dont j’étais très fier. Jamais plus rien ne sera pareil.
Les corps sont ensuite traînés près d’un camion. Quelques minutes plus tard, ils seront enterrés derrière le terrain de sport : InaI vient de fêter à sa façon le 30e anniversaire de la Mauritanie. »
Mahamadou Sy, L’enfer d’Inal,
PP119 – 123


Une interview d’Abderrahmane N’Gaïdé sur la tragédie d’Inal

Une blessure toujours à vif en Mauritanie; le massacre d’Inal, une localité où 28 militaires noirs mauritaniens ont été exécutés par le pouvoir en 1990. L’historien Abderrahmane N’Gaïdé évoque la charge symbolique du 28 novembre 1990, et le devoir de mémoire que l’État mauritanien doit mener pour réconcilier le peuple avec lui-même.

Abderrahmane_N-Gaide

De quelle manière, l’historien que vous êtes perçoit les massacres d’Inal ?

Ce qui s’est passé à Inal est terrible, inqualifiable, insupportable pour l’être humain que je suis, avant d’évoquer l’historien. Je ne peux pas imaginer comment des êtres dotés de sens peuvent, de manière délibérée, s’exercer à la production massive de la souffrance et de la mort de leurs semblables pour des questions qui relèvent d’un soupçon alimenté au racisme. Il m’est impossible d’admettre que 28 soldats furent froidement immolés pour symboliser «l’indépendance» de la Mauritanie. Je pense que les exécutants de cet ordre comme les commanditaires manifestaient là leur propre déshumanisation. Je n’ai pas les mots nécessaires pour qualifier leur acte. Eux-mêmes ne peuvent pas expliquer ce qu’ils ont fait ce soir : décider avec sérénité d’exécuter 28 êtres humains pour une fête. Nous retournons là au temps de l’idolâtrie et des sacrifices humains dans un pays qui se targue d’être musulman à 100 %. Je ne comprends toujours pas comment ils ont pu continuer à vivre après cet acte. S’ils me lisent à l’instant qu’ils essaient de se remémorer leurs actes barbares qui tachent le drapeau national pendant que l’hymne national prend les sonorités d’un Wagner. C’est cela le drame d’Inal, car il prend l’allure de quelque chose qui s’est produit dans les années 1940 en Europe envahie par les troupes d’Hitler. Je n’aime pas cette comparaison, mais pour comprendre j’emprunte cette voie.
Donc Inal est une séquence dramatique dans notre histoire et doit être connue par les générations futures pour que jamais pareil comportement ne puisse se répéter sur notre cher territoire national.
Comment le Peul que vous êtes intègre cet événement?

Non, je ne fonctionne pas en tant que Peul. J’abhorre cette classification quand je dois réfléchir. Je ne réfléchis pas en tant que Peul, Haalpulaar ou autre. Non je réfléchis en tant qu’être humain capable de discernement au-delà de mon appartenance ethnique, culturelle et confessionnelle. Donc en tant qu’être humain anonyme, identitairement, je ne cautionne pas cette barbarie d’un autre âge. Comme je l’ai dit tantôt je ne savais pas que les sacrifices humains étaient encore de mise dans le monde et que des musulmans pouvaient, de manière délibérée, tuer leurs frères et se réveiller faire face à la Kaaba et prier tranquillement. C’est incroyable et c’est inconséquent. Donc condamnable jusqu’à la dernière énergie. Qu’on soit maure, hartani, soninke, chinois, russe, grec, sénégalais ou qu’on soit malien on a l’obligation morale de condamner cet acte abject.
Cette date du 28 novembre mélange deux événements incompatibles : l’indépendance et les atrocités d’Inal. Comment garder une quelconque charge symbolique pure et heureuse de cette date?

Malheureusement ou heureusement, c’est toujours le jour qui me rappelle ma petite jeunesse défilant devant le préfet ou le gouverneur avec mes habits flambants neufs. L’histoire a consacré ce jour comme celui de notre libération nationale, d’accès de notre pays à la souveraineté internationale et je n’y peux rien. Mais en 1990 des hommes ont délibérément pris sur eux le «droit» de verser du sang humain pour consacrer leur folie. Ce sont eux qui doivent souffrir le 28 novembre de chaque année jusqu’à la fin de leur vie. Ce qui est devenu problématique c’est que les exécutants ont créé sans le vouloir une mémoire parallèle qui refuse d’être enterrée si facilement par un oubli abject. C’est cette mémoire parallèle qui rend le 28 novembre «infêtable». En effet, une partie de la communauté nationale ne se reconnaît que difficilement dans ce jour longtemps fêté en symbiose. C’est impossible pour les familles d’être joyeuses le 28 novembre. Ce n’est plus possible d’avoir le même rapport qu’avant. C’est même indécent de sourire ce jour-là. II faut que l’État décrète une minute de larmes au lieu de faire défiler les troupes, de décorer les soldats et officies et de convier les ambassadeurs au méchoui au palais présidentiel. Ce jour doit être fêté dans la sobriété de la douleur et la religiosité du recueillement sur des tombes imaginaires. Vous voyez bien que c’est cela le problème: ils ont disparu sans laisser de traces. Pourquoi les exécutants ont-ils voulu effacer les traces de leur crime s’ils étaient convaincus d’agir selon leur conscience?
Aujourd’hui des militants veulent célébrer cette mémoire parallèle qui s’est construite au flanc du 28 novembre et c’est leur droit le plus absolu. L’Etat sera mis devant l’épreuve de l’histoire ce 28 et nous allons voir s’il peut être serein ou héritier patenté des actes commis en son nom.
Ces massacres ont été perpétrés en plein mois de ramadan, qu’est-ce que cela indique dans une République qui se proclame islamique?

Oui, c’est significatif d’un déclin de la morale qu’enseigne l’islam alors que chaque jour on nous fatigue dans les transports publics pour des questions de place. Pendant ce moment d’autres tuent à tour de bras. On vous accroche (quelques policiers véreux) quand vous êtes accompagnés d’une femme dans les rues de Nouakchott. C’est incroyable l’hypocrisie sociale qui se voile derrière l’islam quand cela l’arrange, et se fiche des principes religieux quand il s’agit d’exécuter un programme raciste. Ce qui est embêtant dans cette situation, c’est que beaucoup se plaisent à dire que le Sénégal a agi de même. La question ne doit pas se poser de cette manière dans la mesure où ce sont des Mauritaniens qui immolent des Mauritaniens en plein ramadan. L’islam récuse le racisme, mais en Mauritanie on avait rangé la religion le temps d’exécuter une tâche et puis après on se faufile dans les rangs, on s’enturbanne et se prête aux génuflexions pour implorer un Dieu absent dans leurs cœurs. Ces années-là le ramadan n’avait pas le même sens qu’avant : Iblis s’est délivré de ses chaînes pour semer le désordre dans les cœurs et faire couler le sang. Depuis plusieurs mois je lis des romans sur le génocide rwandais pour comprendre comment un homme doté d’intelligence peut se transformer en machine à tuer. C’est seulement effarant de lire les témoignages des rescapés et des bourreaux rwandais.
L’indifférence de l’État est-elle coupable?

En réalité l’État n’est pas indifférent, il est désemparé. C’est cela la vérité. Je suis presque sûr que l’État en souffre énormément, mais qu’il n’a pas le courage d’assumer sa responsabilité, car les hommes se disent je n’étais pas là au moment des faits. Ils oublient toujours que l’État est une continuité et que les crimes d’Etat peuvent être rouverts afin que le peuple se réconcilie avec lui-même. Il s’agit aujourd’hui de prendre son courage à deux mains pour «réparer» les fautes de l’État antérieur, mais comme les commanditaires sont encore dans les rouages de l’État actuel, il est impossible pour les tenants du pouvoir d’agir. Ils ont peur du retour du bâton. C’est cela le problème que pose un crime massif et administratif. Ce qui se passe au Rwanda est un excellent exemple pour comprendre les dilemmes qui habitent les pouvoirs confrontés au jugement de criminels, avérés mais toujours en fonction. Pinochet a été rattrapé, les Khmers aussi. Un jour tout cela sera jugé pas dans l’au-delà mais ici-bas aussi, avant la justice divine. Des souffrances de cette nature ne peuvent pas disparaître comme dans un tour de magie. Je souhaite bien savoir comment mon cousin Lô Djibril Alpha (soldat profondément musulman ayant troqué son Coran pour la tenue pour servir son pays) est mort, les derniers mots qu’il a eu à prononcer et surtout où il a été enterré. Ce sont ces énigmes que nous souhaitons résoudre et non la vengeance crue. On ne peut pas insulter l’histoire et heureusement que Mouhamdou Sy (rescapé) a immortalisé les souffrances vécues à Inal. Il faut lui rendre hommage.
Le pardon est-il possible? Et quelles sont les conditions nécessaires pour qu’on y arrive?

Le pardon est possible. Tout est pardonnable dans la vie, si et seulement si on comprend l’acte commis. Je pense que la «fascination» face au drame en Mauritanie m’intrigue encore aujourd’hui. Les gens vaquaient à leurs besoins comme si de rien était! Je pense fermement qu’au-delà des sentiments, c’est à la mémoire du peuple mauritanien qu’il faut faire appel, à sa capacité d’ériger cette tragédie en document qui s’insère dans son histoire collective. Qu’elle ne soit pas seulement le «malheur singulier» des Noirs. C’est toute la communauté nationale qui doit exiger la justice et le pardon. Mais qui peut pardonner un crime collectif? Mais qui peut juger un crime administratif?
Donc la condition principale du pardon est de reconnaître les crimes d’abord et de demander pardon ensuite. Je suis presque sûr que si les bourreaux entreprenaient cette démarche les victimes reposeraient en paix et les familles procéderont au deuil, et après le deuil pardonneront. Il faut aussi que les tombes soient connues et reconnues par l’État pour que quelque chose reste en mémoire.
La justice et le pardon tiendraient essentiellement dans la mémoire et la reconnaissance?

Effectivement. Parmi toutes les institutions humaines, l’État est en bonne position pour se remémorer ses actes, même s’il est en même temps le champion de la dissimulation des traces de ses forfaits. L’Etat est le plus important historien, car il est le plus grand producteur d’archives. La seule solution, c’est que l’État reprenne son statut d’historien et de producteur d’histoire pour se juger lui-même. Il faut qu’il recouvre une «lucidité parfaite» pour ne pas diluer sa responsabilité dans celle des exécutants. Il faut qu’il nomme, s’il est courageux, car finalement il s’agit d’assumer le courage de ses actes afin de les vider de leur imbécillité. Il s’agit d’un acte imbécile, difficile à assumer mais il faut bien qu’il soit pris en charge par les pouvoirs publics. C’est la seule solution qui me semble aujourd’hui à la portée de l’État. Dès lors il faut que l’État nous permette de ne plus «vivre avec une fausse espérance»: l’unité fictive de la nation mauritanienne.
Propos recueillis par Cheikhna Aliou Diagana. Abderrahmane N’Gaïdé est enseignant-chercheur au département d’histoire de l’Université de Dakar. Il est aussi l’auteur d’un recueil de poésies « Dans le creux de l’errance ». Inal

 


La poésie maure à l’épreuve de la rime

Credit noorinfo.comLa poésie, telle la musique ou la peinture sont les canaux par lesquels cheminent et s’affirment la mémoire collective et l’identité des peuples. La poésie Maure particulièrement, du fait de l’oralité et de l’éclatement de ce peuple, dans tout l’espace Beydane (Trab-el-Beydane) qui va d’une partie de la Mauritanie, à l’Azawad au Mali jusqu’à Tindouf-Tabelbala en Algérie, sans oublier toute la diaspora en Afrique de l’Ouest, tient une place particulière dans la pérennisation de la tradition maure.

La poésie traditionnelle maure s’inspire de la poésie classique arabe de la période antéislamique ou djahilia, et de ses grands poètes de la carrure des Mrouel-Qaïs, Tarafa, Zoheïr, Antar, Labid, A’cha-Qaïs, Amr Bnou Kelthoum, qu’ils considèrent comme des «poètes parfaits», qui doivent servir de modèle pour la postérité.

Elle connaît bien également les poètes du premier siècle de l’Islam, qui ont à ses yeux la même grandeur que ceux de la période antéislamique à l’image de Amr-bnou-Abi-Rabi’a, El-Akhtal, El-Farezdaq, Hassan bnou Thâbit, Ennabigha-el-Djâdi. De l’ère des Abassides aussi, considérée comme la dernière étape de l’âge d’or de la littérature arabe. La poésie maure tente de rester fidèle à cette grandeur poétique, et durant son avènement, a continué à étudier les mastodontes de cette littérature tels Abou-Temman, El-Moutanebbi, les maquamat (séances) de Hariri et de Hamadhan. Ce sont les sources poétiques auxquelles semblent s’être abreuvé l’imaginaire Maure, depuis le troisième siècle de l’Hégire, n’étant fait nullement mention ailleurs, des autres grandes périodes littéraires arabes, telles que l’épanouissement de la littérature dans l’Andalousie, dans les cours de Grenade, Cordoue ou Séville, ainsi que les contes merveilleux des Mille et une Nuits.

A l’instar de cet aréopage de poètes arabes doués qui composent leurs textes en arabe littéraire classique, elle est une poésie élitiste, réservée essentiellement à la crème de la société maure: les lettrés et les savants du groupe des marabouts. Elle a pour thèmes principaux et récurrents, les interconnexions sociales et les constructions identitaires au sein de la société maure, ainsi que le charisme individuel, trait distinctif d’entre tous, et qui élève celle ou celui qui le possède; trait mis en exergue à travers des hymnes à l’épouse, à la femme, la tribu, le guerrier, Dieu, le Prophète et ses Compagnons…

Une nouvelle poésie populaire

Bien que prenant sa source dans la savante littérature arabe, la poésie Hassaniya s’en démarque énormément au point de vue de la métrique et de la versification. Sur le plan du style, de la thématique, de l’art de l’impromptu et de l’improvisation, une analogie évidente apparaît. La perception du mode de vie des bédouins, le rapport complice qu’ils entretiennent avec les dunes, le désert et les chameaux, font d’eux ces rois du désert qui retrouvent toujours les pas que le vent du désert estompe après eux. vieux  maure fumant sa pipe: noorinfo.com

Parallèlement à cette poésie savante adressée à l’intelligentsia maure, vient se greffer une nouvelle poésie populaire qui s’exprime en «guelf» et en «tal’a», ces petits poèmes qui nous rappellent les haïkus japonais par la concision des vers et la disposition des rimes. Elle reflète tout de même mieux l’état d’âme du bédouin, et traduit plus fidèlement l’esprit de la société maure. Une palette de sujets sont traités dans cette poésie, les éléments épars d’une certaine conscience collective Maure: la galanterie à l’endroit de la femme, la maxime, l’éloge, la boutade, la satire etc. La particularité de cette poésie contrairement à celle traditionnelle est qu’elle peut être composée par tout celui qui peut saisir au rebond le détail curieux qui lui servira de brin d’inspiration et n’a alors pas besoin que le poète ait une certaine culture pour pouvoir s’exprimer.

Les «guifen» et les «tal’at» constituent le substrat oral de cette culture Maure, et n’ont pas besoin d’être écrits pour être récités et archivés. Dans la logique de toutes les traditions orales, ils se transmettent et se récitent de bouche à oreille, et gagnent en un temps record les plus lointaines contrées maures.

La brièveté et l’intérêt aidant, ils inspirent tous les acteurs de la société qui produisent les textes au gré des circonstances de la vie; pour qui, dans ce monde, les guifen et les tal’at servent de chansons quotidiennes aux peuples, et réveillent les poètes qui sommeillent en eux pour la perpétuation de la mémoire.

Cheikhna Aliou DIAGANA