Une interview d’Abderrahmane N’Gaïdé sur la tragédie d’Inal

28 novembre 2014

Une interview d’Abderrahmane N’Gaïdé sur la tragédie d’Inal

Une blessure toujours à vif en Mauritanie; le massacre d’Inal, une localité où 28 militaires noirs mauritaniens ont été exécutés par le pouvoir en 1990. L’historien Abderrahmane N’Gaïdé évoque la charge symbolique du 28 novembre 1990, et le devoir de mémoire que l’État mauritanien doit mener pour réconcilier le peuple avec lui-même.

Abderrahmane_N-Gaide

De quelle manière, l’historien que vous êtes perçoit les massacres d’Inal ?

Ce qui s’est passé à Inal est terrible, inqualifiable, insupportable pour l’être humain que je suis, avant d’évoquer l’historien. Je ne peux pas imaginer comment des êtres dotés de sens peuvent, de manière délibérée, s’exercer à la production massive de la souffrance et de la mort de leurs semblables pour des questions qui relèvent d’un soupçon alimenté au racisme. Il m’est impossible d’admettre que 28 soldats furent froidement immolés pour symboliser «l’indépendance» de la Mauritanie. Je pense que les exécutants de cet ordre comme les commanditaires manifestaient là leur propre déshumanisation. Je n’ai pas les mots nécessaires pour qualifier leur acte. Eux-mêmes ne peuvent pas expliquer ce qu’ils ont fait ce soir : décider avec sérénité d’exécuter 28 êtres humains pour une fête. Nous retournons là au temps de l’idolâtrie et des sacrifices humains dans un pays qui se targue d’être musulman à 100 %. Je ne comprends toujours pas comment ils ont pu continuer à vivre après cet acte. S’ils me lisent à l’instant qu’ils essaient de se remémorer leurs actes barbares qui tachent le drapeau national pendant que l’hymne national prend les sonorités d’un Wagner. C’est cela le drame d’Inal, car il prend l’allure de quelque chose qui s’est produit dans les années 1940 en Europe envahie par les troupes d’Hitler. Je n’aime pas cette comparaison, mais pour comprendre j’emprunte cette voie.
Donc Inal est une séquence dramatique dans notre histoire et doit être connue par les générations futures pour que jamais pareil comportement ne puisse se répéter sur notre cher territoire national.
Comment le Peul que vous êtes intègre cet événement?

Non, je ne fonctionne pas en tant que Peul. J’abhorre cette classification quand je dois réfléchir. Je ne réfléchis pas en tant que Peul, Haalpulaar ou autre. Non je réfléchis en tant qu’être humain capable de discernement au-delà de mon appartenance ethnique, culturelle et confessionnelle. Donc en tant qu’être humain anonyme, identitairement, je ne cautionne pas cette barbarie d’un autre âge. Comme je l’ai dit tantôt je ne savais pas que les sacrifices humains étaient encore de mise dans le monde et que des musulmans pouvaient, de manière délibérée, tuer leurs frères et se réveiller faire face à la Kaaba et prier tranquillement. C’est incroyable et c’est inconséquent. Donc condamnable jusqu’à la dernière énergie. Qu’on soit maure, hartani, soninke, chinois, russe, grec, sénégalais ou qu’on soit malien on a l’obligation morale de condamner cet acte abject.
Cette date du 28 novembre mélange deux événements incompatibles : l’indépendance et les atrocités d’Inal. Comment garder une quelconque charge symbolique pure et heureuse de cette date?

Malheureusement ou heureusement, c’est toujours le jour qui me rappelle ma petite jeunesse défilant devant le préfet ou le gouverneur avec mes habits flambants neufs. L’histoire a consacré ce jour comme celui de notre libération nationale, d’accès de notre pays à la souveraineté internationale et je n’y peux rien. Mais en 1990 des hommes ont délibérément pris sur eux le «droit» de verser du sang humain pour consacrer leur folie. Ce sont eux qui doivent souffrir le 28 novembre de chaque année jusqu’à la fin de leur vie. Ce qui est devenu problématique c’est que les exécutants ont créé sans le vouloir une mémoire parallèle qui refuse d’être enterrée si facilement par un oubli abject. C’est cette mémoire parallèle qui rend le 28 novembre «infêtable». En effet, une partie de la communauté nationale ne se reconnaît que difficilement dans ce jour longtemps fêté en symbiose. C’est impossible pour les familles d’être joyeuses le 28 novembre. Ce n’est plus possible d’avoir le même rapport qu’avant. C’est même indécent de sourire ce jour-là. II faut que l’État décrète une minute de larmes au lieu de faire défiler les troupes, de décorer les soldats et officies et de convier les ambassadeurs au méchoui au palais présidentiel. Ce jour doit être fêté dans la sobriété de la douleur et la religiosité du recueillement sur des tombes imaginaires. Vous voyez bien que c’est cela le problème: ils ont disparu sans laisser de traces. Pourquoi les exécutants ont-ils voulu effacer les traces de leur crime s’ils étaient convaincus d’agir selon leur conscience?
Aujourd’hui des militants veulent célébrer cette mémoire parallèle qui s’est construite au flanc du 28 novembre et c’est leur droit le plus absolu. L’Etat sera mis devant l’épreuve de l’histoire ce 28 et nous allons voir s’il peut être serein ou héritier patenté des actes commis en son nom.
Ces massacres ont été perpétrés en plein mois de ramadan, qu’est-ce que cela indique dans une République qui se proclame islamique?

Oui, c’est significatif d’un déclin de la morale qu’enseigne l’islam alors que chaque jour on nous fatigue dans les transports publics pour des questions de place. Pendant ce moment d’autres tuent à tour de bras. On vous accroche (quelques policiers véreux) quand vous êtes accompagnés d’une femme dans les rues de Nouakchott. C’est incroyable l’hypocrisie sociale qui se voile derrière l’islam quand cela l’arrange, et se fiche des principes religieux quand il s’agit d’exécuter un programme raciste. Ce qui est embêtant dans cette situation, c’est que beaucoup se plaisent à dire que le Sénégal a agi de même. La question ne doit pas se poser de cette manière dans la mesure où ce sont des Mauritaniens qui immolent des Mauritaniens en plein ramadan. L’islam récuse le racisme, mais en Mauritanie on avait rangé la religion le temps d’exécuter une tâche et puis après on se faufile dans les rangs, on s’enturbanne et se prête aux génuflexions pour implorer un Dieu absent dans leurs cœurs. Ces années-là le ramadan n’avait pas le même sens qu’avant : Iblis s’est délivré de ses chaînes pour semer le désordre dans les cœurs et faire couler le sang. Depuis plusieurs mois je lis des romans sur le génocide rwandais pour comprendre comment un homme doté d’intelligence peut se transformer en machine à tuer. C’est seulement effarant de lire les témoignages des rescapés et des bourreaux rwandais.
L’indifférence de l’État est-elle coupable?

En réalité l’État n’est pas indifférent, il est désemparé. C’est cela la vérité. Je suis presque sûr que l’État en souffre énormément, mais qu’il n’a pas le courage d’assumer sa responsabilité, car les hommes se disent je n’étais pas là au moment des faits. Ils oublient toujours que l’État est une continuité et que les crimes d’Etat peuvent être rouverts afin que le peuple se réconcilie avec lui-même. Il s’agit aujourd’hui de prendre son courage à deux mains pour «réparer» les fautes de l’État antérieur, mais comme les commanditaires sont encore dans les rouages de l’État actuel, il est impossible pour les tenants du pouvoir d’agir. Ils ont peur du retour du bâton. C’est cela le problème que pose un crime massif et administratif. Ce qui se passe au Rwanda est un excellent exemple pour comprendre les dilemmes qui habitent les pouvoirs confrontés au jugement de criminels, avérés mais toujours en fonction. Pinochet a été rattrapé, les Khmers aussi. Un jour tout cela sera jugé pas dans l’au-delà mais ici-bas aussi, avant la justice divine. Des souffrances de cette nature ne peuvent pas disparaître comme dans un tour de magie. Je souhaite bien savoir comment mon cousin Lô Djibril Alpha (soldat profondément musulman ayant troqué son Coran pour la tenue pour servir son pays) est mort, les derniers mots qu’il a eu à prononcer et surtout où il a été enterré. Ce sont ces énigmes que nous souhaitons résoudre et non la vengeance crue. On ne peut pas insulter l’histoire et heureusement que Mouhamdou Sy (rescapé) a immortalisé les souffrances vécues à Inal. Il faut lui rendre hommage.
Le pardon est-il possible? Et quelles sont les conditions nécessaires pour qu’on y arrive?

Le pardon est possible. Tout est pardonnable dans la vie, si et seulement si on comprend l’acte commis. Je pense que la «fascination» face au drame en Mauritanie m’intrigue encore aujourd’hui. Les gens vaquaient à leurs besoins comme si de rien était! Je pense fermement qu’au-delà des sentiments, c’est à la mémoire du peuple mauritanien qu’il faut faire appel, à sa capacité d’ériger cette tragédie en document qui s’insère dans son histoire collective. Qu’elle ne soit pas seulement le «malheur singulier» des Noirs. C’est toute la communauté nationale qui doit exiger la justice et le pardon. Mais qui peut pardonner un crime collectif? Mais qui peut juger un crime administratif?
Donc la condition principale du pardon est de reconnaître les crimes d’abord et de demander pardon ensuite. Je suis presque sûr que si les bourreaux entreprenaient cette démarche les victimes reposeraient en paix et les familles procéderont au deuil, et après le deuil pardonneront. Il faut aussi que les tombes soient connues et reconnues par l’État pour que quelque chose reste en mémoire.
La justice et le pardon tiendraient essentiellement dans la mémoire et la reconnaissance?

Effectivement. Parmi toutes les institutions humaines, l’État est en bonne position pour se remémorer ses actes, même s’il est en même temps le champion de la dissimulation des traces de ses forfaits. L’Etat est le plus important historien, car il est le plus grand producteur d’archives. La seule solution, c’est que l’État reprenne son statut d’historien et de producteur d’histoire pour se juger lui-même. Il faut qu’il recouvre une «lucidité parfaite» pour ne pas diluer sa responsabilité dans celle des exécutants. Il faut qu’il nomme, s’il est courageux, car finalement il s’agit d’assumer le courage de ses actes afin de les vider de leur imbécillité. Il s’agit d’un acte imbécile, difficile à assumer mais il faut bien qu’il soit pris en charge par les pouvoirs publics. C’est la seule solution qui me semble aujourd’hui à la portée de l’État. Dès lors il faut que l’État nous permette de ne plus «vivre avec une fausse espérance»: l’unité fictive de la nation mauritanienne.
Propos recueillis par Cheikhna Aliou Diagana. Abderrahmane N’Gaïdé est enseignant-chercheur au département d’histoire de l’Université de Dakar. Il est aussi l’auteur d’un recueil de poésies « Dans le creux de l’errance ». Inal

 
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Commentaires

Siaka soumaré
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Pertinente analyse de la partie la plus sombre de notre histoire